Les blogues d’enseignants ont-ils une valeur pour la recherche?

denningappliancescienceL’idéologie guette la science en chaque point où défaille sa rigueur, mais aussi au point extrême où une recherche actuelle atteint ses limites. (Louis Althusser)

Je lis présentement Conflits de savoirs en formation des enseignants : Entre savoirs issus de la recherche et savoirs issus de l’expérience, une très intéressante collection de textes, sous la direction de Philippe Perrenoud et coll., qui témoigne entre autres de la complexité d’analyser la profession enseignante. Malgré la contemporanéité, la véracité et la perspicacité du propos, tout comme les allusions aux chercheurs québécois, j’ai subitement été sidéré par ce passage de la plume de Danielle Bonneton :

La pratique n’est guère plus facile d’accès à travers le récit. Les enseignants ont peu d’occasions de discuter, de confronter leurs pratiques, ou ils ne les saisissent pas, par peur du jugement. Même si la profession évolue, les enseignants favorables au partage des pratiques ne peuvent expliciter leur action que jusqu’à un certain point, faute de temps, de mots, d’outils, de distance.

Et les blogues d’enseignants, alors?! N’y retrouve-t-on pas souvent une explicitation de leur action? Et Bonneton d’enchaîner :

La sociologie des établissements scolaires (Dutercq, 1991) montre qu’à travers la conversation, dans les moments informels, il s’échange des informations, des savoirs, par bribes, entre implicite et proximité. Ces aperçus ne se retrouvent pas forcément dans le discours plus construit, par exemple en formation ou dans un entretien, plus en décalage avec les pratiques effectives par souci de cohérence et désir de respectabilité.

Je conviens que le contenu des blogues des enseignants ne répond pas toujours aux préoccupations exactes des chercheurs. Mais n’existe-t-il pas là néanmoins un filon inexhaustible de matière à alimenter les fours de la recherche?

Je suis tenté de croire que les chercheurs gagneraient parfois à s’accommoder de la réalité des praticiens plutôt que de demander à ceux-ci de se plier à leur alchimie, parfois par des moyens si artificiels que le sens s’échappe en fumée.

Les carnets des enseignants, et ils sont nombreux, foisonnent de réflexions professionnelles nées spontanément, autant de fleurs qui n’attentent qu’à être cueillies par des mains expertes. Sans compter les jardins luxuriants des réseaux sociaux. Et que dire de Twitter qui déverse son propre flot d’artefacts signifiants.

Il existe d’autres moyens de colliger l’information que par les récits, les questionnaires ou les entrevues. Décidément, le temps est venu pour les chercheurs d’adapter leurs méthodes. Assurément, Internet dessert maintenant les tours d’ivoire.


(Image thématique : The Appliance of Science, par Guy Denning)


Par ricochet :
La recherche connective
La recherche sur les blogues
L’animation des réseaux sociaux utilisée en recherche
La recherche dans l’action engage les élèves
Améliorer la formation des enseignants
Les réseaux sociaux en éducation

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17 réponses

  • Comme toujours, le mieux est l’ennemi du bien !

    « Je suis tenté de croire que les chercheurs gagneraient parfois à s’accommoder de la réalité des praticiens plutôt que de demander à ceux-ci de se plier à leur alchimie, parfois par des moyens si artificiels que le sens s’échappe en fumée. »

    Puis-je me permettre, François de te détourner tes propos ?

    « Je suis tenté de croire que les enseignants gagneraient parfois à s’accommoder de la réalité des élèves plutôt que de demander à ceux-ci de se plier à leurs activités pédagogiques, parfois si artificielles et vides de sens. »

    Je renvoie à la lecture de cet intéressant échange sur Apprendre2.0 (http://apprendre2point0.ning.com/profiles/blogs/un-blog-etudiant-dans-le-cadre) qui combine :
    * la problématique des blogs et de l’intérêt de leur contenu ;
    * avec les pratiques pédagogiques que j’évoque dans ma paraphrase.

  • Joli et perspicace détournement, Gaël. Fort à propos et incisif. Je j’appuie entièrement.

    Cela dit, merci d’attirer mon attention sur l’intéressante conversation qui se tient chez Apprendre 2.0. J’ai lu avec beaucoup d’admiration le billet de Rémi Thibert, un fameux exemple de réflexion d’intérêt pour les chercheurs.

    Je suis tenté de relier ton commentaire à la réflexion de Rémi, en ce que les wikis et les blogues d’étudiants ne sont trop souvent qu’un exercice prisonnier d’un contexte scolaire (ou universitaire), détaché de la réalité des sujets, qui doivent « se plier à des activités pédagogiques », comme tu le dis si bien.

  • Lorsque j’observe les blogs « spontanés » de mes apprenants (Cycle professionnel court), je déplore la pauvreté du contenu très « adolescent ».
    Le langage est télégraphique, basé sur de nombreuses abréviations façon SMS.

    A la fin de mes activités pédagogiques, je demande à chaque apprenant de rédiger une trace d’apprentissage.
    Chacun doit décrire :
    * Ce qu’il a produit durant cet exercice (Type de document, format, nombre de pages, …) ;
    * Les outils/fonctionnalités qu’il a utilisés pour y parvenir ;
    * Ce qu’il a appris à faire d’un point de vue méthodologique (Comment s’est-il organisé, selon quelles étapes ? Pourquoi l’a-t-il fait ?) ;
    * Dresser la liste bibliographique des documents qui l’ont aidés à faire cette activité.
    * Les difficultés qu’il a rencontré.

    Mon objectif est double :
    * inciter chacun à réfléchir sur ses pratiques ;
    * obtenir un « cours » rédigé dans le langage de mes apprenants.

    En début d’année, cette étape est souvent bâclée.
    Mais, lorsque mes apprenants prennent conscience que leur production est publiée sous la forme d’une compilation sur laquelle ils peuvent s’appuyer, ils font des efforts.

    Récemment, l’un d’eux à rédiger façon SMS…
    Dans un premier temps, j’ai râlé…
    Après une lecture laborieuse (je ne connais pas le vocabulaire SMS…), j’ai pris conscience que libérer de la contrainte orthographique, cette production était bien supérieure en qualité aux précédentes du même auteur rédigées tant bien que mal en français…

    Quel équilibre retenir ?
    Privilégier l’acquisition méthodologique exprimée avec clarté en langage SMS où privilégier une rédaction en bon français ?

  • Dans un premier temps, j’admire l’efficacité métacognitive de ta démarche, Gael, mais aussi ta patience à l’endroit des étudiants. On oublie trop souvent que les apprenants ne peuvent atteindre du jour au lendemain le degré de réflexion et la complexité dendritique qu’un professeur a mis des années à élaborer.

    Quant au dilemme de la primauté des idées ou de la pureté de la langue, je n’en ferais pas un choix à privilégier, théoriquement, mais le constat pédagogique de deux compétences symbiotiques en développement, c’est-à-dire en mouvement. Comme c’est souvent le cas quand on veut relier les choses, l’une est souvent en avance sur l’autre. À mon avis, il s’agit alors d’amener l’apprenant à le conscientiser, puis de l’aider à progresser. Encore là: patience!

  • Tu me flattes ;-] !

    Mais, je n’ai rien inventé…

    Je m’appuie sur la synthèse que je présente avec cette carte heuristique : Aider l’apprenant a prendre conscience de ce qu’il apprend et a le memoriser (http://gael.plantin.free.fr/cogni_map/Aider_lapprenant_a__192168121215240068937.html).

    Notamment, les traces d’apprentissage sont utilisées lors de la formation des futurs médecins français.

  • Sur le sujet des blogs, à lire la dernière lettre d’information Thot : Conversation et cacophonie (http://www.cursus.edu/?module=newsLetter&action=get&uid=205).

  • Bonjour
    je lis l’article et tous les commentaires. Je partage ce qui est dit ici. Et plus généralement, il me semble qu’il y a une dichotomie entre la recherche (didactique) et la pédagogie. Comme si la pratique de terrain n’était pas à la hauteur de la recherche. C’est fort dommage. La recherche sans le terrain, ça vaut pas grand chose. Le terrain sans les appuis théoriques de la recherche risque de ne pas aller très loin. Il me semble que l’acte pédagogique est primordial, la trace qu’on en lit dans les blogs de profs est digne d’intérêt, même si elle ne correspond pas aux critères de la recherche scientifique ; elle n’en est pas moins digne d’intérêt.
    Merci pour ce billet

  • @Gael : Ton humilité fait peu de cas de l’admirable synthèse que tu as réalisée. Si tu n’as rien inventé, tu as beaucoup créé. Et merci de souligner le billet de Thot (Conversation et cacophonie) qui rejoint bien le sujet de mon billet.

    @Rémi : Depuis que je travaille dans un centre de transfert scientifique, je réalise plus que jamais l’importance de l’union entre la recherche et la pratique. Par ailleurs, je me familiarise avec un monde qui oppose sa propre résistance au changement dans ses méthodes. Il semble que ces milieux qui résistent aux nouvelles méthodes rendues possibles par les nouvelles technologies approchent irrémédiablement d’un tipping point.

  • Bonjour et merci pour ce billet.
    Modeste enseignante de langues et doctorante en technologie éducative j’avoue que votre billet m’a particulièrement fait plaisir puisque j’ai décidé, il y a peu, d’axer mes recherches doctorales sur les blogues d’enseignants, et plus précisément sur l’apport/influence des blogues d’enseignants (de langues) à la formation continue de ces enseignants. Je suis pour ma part persuadée (il vaut mieux ;-) de l’apport et de l’intérêt des blogues et pense, comme vous, que la recherche n’en fait pas -encore! mais j’y travaille :))- grand cas.
    En ce qui concerne ma thèse, j’ai décidé de faire une étude qualitative multicas ; j’éprouve néanmoins quelques difficultés à trouver mes « cas ». Il semblerait en effet que la blogosphère éducative française soit beaucoup plus active que la québécoise (mes recherches portent sur le Québec). Est-ce que les profs blogueurs québécois se cachent? ;-) En tout cas, un grand merci pour votre blogue et tous mes remerciements également à ceux qui commentent vos billets.

  • Il ne m’arrive pas souvent de trouver dans la même phrase modeste et doctorant. Votre entrée en matière est séduisante.

    Pour répondre à votre appel de blogues de profs de langue, sachez que je suis moi-même professeur d’anglais au secondaire. Je tiens aussi un carnet plus professoral.

    Voici, à brûle-pourpoint, quelques enseignants québécois de langue qui possèdent un blogue :

    Variations sur thèmes (français)
    Le professeur masqué

    Comme je ne suis pas certain de la discipline d’enseignement des autres blogueurs, je préfère demander à ma communauté de compléter le tableau.

  • Merci beaucoup. J’avais en effet déjà « repéré » Sylvain grâce à qui j’ai -entre autres choses- découvert la communauté Apprendre 2.0. Quant au Professeur masqué, que j’adore lire, son masque ne m’avait pas permis de voir qu’il était enseignant de langue ;-) Il est vrai qu’il n’est pas toujours facile de définir précisément le profil des profs blogueurs.
    En tout cas, merci pour votre message. Est-ce que vous-même seriez intéressé à participer à mon étude? Autrement dit, pourrais-je « utiliser » (dans le bon sens du terme bien entendu) votre blogue à des fins de recherches (hautement scientifiques! il va de soi ;-))?

  • Voici quelques blogues qui pourraient vous intéresser:
    - http://carnets.opossum.ca/patriceletourneau/ (prof de philo au Cégep)
    - http://renard.effetdesurprise.qc.ca/ (André Roux, Récit Nat. des langues)
    - http://recit.org/raeq (groupe lié à l’avancement de l’Éducation au Qc

    Voici les sites d’écoles du Québec qui utilisent les blogues; votre recherche pourrait en tenir compte…
    - http://protic3.net/
    - http://cyberportfolio.st-joseph.qc.ca/carriere/
    - http://www.programmemitic.com/
    - http://carnet.csdecou.qc.ca/
    - http://www.moncarnetdeclasse.ca/blog/

    De plus, le MELS implante actuellement un cours en 5e secondaire, le Projet Intégrateur qui utilisent les blogues autant dans la perspective de la formation continue que sous l’angle des carnets de bord ou portfolio numérique (http://carnets.opossum.ca/mario/archives/2009/03/le_projet_integrateur_5e_cinquieme_secondaire.html )

    Bonnes route!

  • On peut aussi étudier mon blogue, anesthésié cette année par ce manque de temps, il comportait certains éléments intéressants l’an dernier. Je n’ai pas dit mon dernier mot.

  • Bonjour François,
    Ma réflexion à la suite de ton billet a donné lieu à ma tribune mensuelle du Café pédagogique sous le titre « Les blogs en histoire-géo : les enseignants ouvrent les portes sur leurs pratiques  » (http://bit.ly/Qb7xL).
    A ton article faisait écho (au même moment) l’article traduit de Howard S. Becker (2009). «À la recherche des règles de la recherche qualitative». In La Vie des idées.fr, 30 avril. (http://www.laviedesidees.fr/A-la-recherche-des-regles-de-la.html).
    Voilà. Merci pour tout.

  • Ton billet me séduit par sa concision, laquelle ne sacrifie en rien l’étendue du sujet. Évidemment, je suis flatté de la citation.

    D’autre part, la lecture du texte de Becker me rappelle cruellement comme la recherche qualitative peine encore à occuper la place qui lui revient. Tu as raison de laisser entendre que cela contribue à déprécier les carnets d’enseignants en tant que filon de recherche.

  • JE vais tenter l’utilisation de blogue avec des stagiaires cette année… Nous aurons peut-être la chance de rediscuter de ce sujet!

  • Je suis impatient d’en lire le déroulement et les retombées. Bon succès! Quoi qu’en soit l’issue, ce sera un plaisir que d’en discuter.



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