Apologie de l'incertitude


Suis-je seul à déplorer le tarissement de l’inattendu ? L’État, la science et les médias ont réduit le quotidien à une enfilade d’événements prédéterminés ou anticipés. N’est-ce pas assez que le sort nous ait imposé une nature, une race, une langue, une généalogie et un lopin de Terre ? Faut-il, de surcroît, que les étapes de la vie soient tracées tel un dessein dont il suffit de relier les points ? L’école, avec ses programmes arrêtés, représente certainement le triomphe de ce déterminisme, comme un tableau de chasse. Cette quête d’efficacité sociale lamine les sensations, au point où la joie se travestit en émerveillement. …

La météo ? Les médias claironnent sans cesse les prévisions avec de plus en plus de précision (le superordinateur utilisé par Météo Canada est parmi les plus puissants au Canada). La politique ? Les sondages, les communiqués, les fuites et les rumeurs ont tôt fait d’éventer la mèche. Le cinéma ? Les bandes-annonces et les critiques ont déjà levé le rideau sur les ébats. Les voyages ? Agences et réservations ont fixé tout l’itinéraire ; pour le reste, les guides touristiques ont tout bavassé. L’école ? Mêmes disciplines, enseignants et méthodes durant toute l’année ; sans compter que les manuels étalent tout le contenu à l’avance. Le travail ? Vous avez le choix de la routine ou de l’agenda.

Le besoin de sécurité a mené à une organisation sociale qui ne tolère guère l’incertitude. La vie est réglée comme une horloge. Tic, tac, tic, tac. Ironiquement, ce déterminisme confère une illusion de liberté. Comme l’a dit Aragon, « on se croit libre alors qu’on imite ». Du coup, il faut un accident ou une catastrophe pour nous tirer de notre torpeur ; mais pas trop longtemps, quand même.

Ainsi, l’ordre établi a éclipsé la personne. On ne saurait trouver argument plus convaincant dans In Defense of Certainty, de l’essayiste conservateur Charles Krauthammer. Ce rationalisme social anime, par exemple, les zélateurs de l’enseignement dirigé, opposés au courant de l’individuation. Pour ces prévôts de la productivité, l’observation, le rapport individuel, le jugement circonstanciel, l’analyse et la pensée théorique ne comptent pour rien. On ne table que sur le positivisme de la mesure quantitative. Il importe peu que l’objet mesuré soit limité et les conclusions restreintes ; la généralisation fait office d’objectivité.

Les sciences humaines ne peuvent guère être mesurées comme les sciences empiriques. L’irrationalité du comportement humain ne convient pas à une évaluation rationnelle. À moins, bien sûr, de reconnaître cette irrationalité, comme l’a fait Daniel Kaneman, dont les travaux lui ont valu le prix Nobel d’économie. On ne saurait comprendre l’être humain, ni réussir son éducation, en faisant abstraction de ses émotions.

Nous avons tout à gagner à faire une plus large part au hasard, à l’imprévu et à la casualité. Ce que je sais m’est largement venu des rencontres fortuites en cherchant autre chose, justement parce que j’ai été saisi d’un émerveillement inattendu. Plusieurs grandes découvertes sont venues de ce que les Anglais appellent serendipity (chance). Et puisqu’il est question de découvertes, combien sont le fruit de l’aventure ? À vivre dans la certitude, on devient mollasse ; peut-être même cela contribue-t-il à l’épidémie d’obésité. Il faut cultiver une certaine incertitude pour demeurer alerte. Or, la vivacité d’esprit vaut bien qu’on sacrifie un peu de notre sacro-sainte efficacité systémique.

Suscitons la curiosité et évaluons l’effort. Le reste suivra forcément.

Cependant, la soif de découverte dépend de la diversité culturelle. Et pas uniquement au niveau de la mondialisation : cela est tout aussi vrai sur le plan local. Aussi a-t-on tout intérêt à préserver les identités régionales. En diffusant les mêmes émissions à travers le pays, les grandes chaînes télévisées ont grandement contribué à uniformiser l’identité nationale. Heureusement, les stations radiophoniques, qui ne pouvaient guère concurrencer la télé sur leur terrain, ont mieux su s’adapter aux besoins de la localité. Voilà pourquoi il y a peut-être lieu de s’inquiéter de la décision du CRTC d’approuver la radio par satellite (CBC : CRTC approves satellite radio), à en juger par un essai de Walter Kirn (Time : Stuck in the Orbit of Satellite Radio).


Par ricochet :

Une petite place pour le hasard

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3 réponses

  • Je crois que la prédominance de la certitude a toujours été là. On s’y complaît tous à notre façon, certains plus que d’autres. Certains préfèrent naviguer entre les îlots de certitude, d’autres s’y accrochent. Un bon exemple de ce contraste, tiré de notre culture collective : Le Survenant. Les villageois heureux de leurs certitudes (et à l’aise avec les incertitudes de la vie paysanne), le voyageur qui ne peut pas tolérer de savoir ce que demain lui réserve, même s’il aimerait pouvoir se contenter de la sédentarité.

    La certitude est rassurante. Ça a ses bons côtés, ça nous donne quelque chose sur quoi retomber lorsque l’univers décide de nous montrer que la certitude, le contrôle de notre vie n’est qu’illusion. J’ai une amie qui, lorsqu’elle ne va vraiment pas, lorsque la dépression menace, relit les mêmes livres (en l’occurrence Jane.Austin, qui a, je dois l’avouer, une façon de montrer le ridicule qui fait du bien). Moi, je regarde (ou lit) de la science-fiction; non pas que ce soit nécessairement mon genre littéraire de prédilection, mais j’y trouve un agréable mélange de prédictibilité et de surprise ou questionnement (assez mondain) pour me changer les idées. Un peu comme ce que les Américains appellent la « security blanket ».

    Mais, pour nous qui nous épanouissons dans l’incertitude et la sérenpidité, on y retourne toujours. Et tant qu’il y aura des gens comme ça, des Survenants de tout acabit, il y aura toujours un développement de la culture hétérogène.

  • Fascinant aveu de refuge quand l’incertitude se fait menaçante ! Pour ma part, je trouve le salut dans la poésie, qui me réconcilie avec l’essentiel.

    Naturellement, la certitude, la sécurité et les habitudes sont nécessaires. On ne saurait s’en passer sans sombrer dans l’anxiété. Il me semble, toutefois, que le déséquilibre actuel en sa faveur est néfaste. Surtout chez les jeunes esprits que l’on charge l’école de former. Ça me désole de constater à quel point l’école valorise la conformité aux modèles et presse les élèves à rentrer dans le rang. Les esprits indépendants et marginaux, quant à eux, sont stigmatisés. C’est d’une tristesse !

  • Ah, la poësie. Pour ma part, ce n’est de la lire mais de l’écrire qui m’aide en de tels moments.

    Il me semble qu’il en a toujours été ainsi de la conformisation. L’école (que ne nommerai pas car tu y travailles) de ma jeunesse faisait, en grande partie, la même chose, même si certains profs se démarquaient.
    Il en était de même, je crois, à l’époque de nos parents. Même dans Jane Austin, les jeunes gens sont élevés à se conformer…



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