La plume vs le clavier


Clive Thompson pose une question fort pertinente : « Pense-t-on plus efficacement à l’aide d’un clavier ou d’un crayon ? » Il est fascinant de constater que le milieu de l’éducation, dans le débat entourant l’intégration des TIC, semble avoir esquivé la question. …

Tout aussi étonnant, il semble y avoir peu d’études sur la question. Parmi la quantité de commentaires (fort intéressants) suscités par le billet, personne n’a pu apporter de réponse scientifique.

Entendons-nous bien. On ne parle pas ici de productivité. À ce chapitre, les nouvelles technologies remportent la palme haut la main. La question est plutôt de savoir lequel, de l’écran ou du papier, favorise la pensée synthétique. Comme cela me chicote, j’ai posé la question à des amis autour d’une table. Tous les trois sont de grands utilisateurs des TIC. Leur réponse a été instantanée et unanime : leur pensée est plus féconde avec papier et crayon. J’abonde dans le même sens.

À défaut d’études précises, je n’ai d’autre choix que de m’en remettre à mon savoir expérientiel. D’abord, il me semble que le caractère mécanique du clavier, où toutes les actions sont programmées, limite l’étendue de ma pensée immédiate. Inconsciemment, celle-ci s’en tient aux possibilités que lui offre l’instrument, c’est-à-dire l’alignement ordonné de caractères et de mots. Avec papier et crayon, par contre, je peux aisément griffonner, dessiner, raturer, tracer des lignes, relier des idées, etc. (Les applications qui me permettent de faire la même chose à l’écran sont trop gauches pour qu’on en parle.) Du coup, mon imagination débridée gambade d’une idée à l’autre. Ma pensée libérée crée ainsi un désordre réfléchi beaucoup plus vaste, une sorte d’embryon de la synthèse finale. J’en conclus que la plume est davantage un instrument de conception, et le clavier de confection.

Deuxièmement, la plume constitue un prolongement plus naturel de la main que le clavier. L’accord de l’homme et du matériau semble plus parfait, comme cette communion entre l’artiste, le piceau et la toile, ou l’ébéniste, le ciseau et le bois. La vitesse d’exécution, je crois, y est pour quelque chose. La réflexion nécessite un temps d’arrêt que l’électronique a tendance à escamoter, peut-être parce qu’on réalise à quel point il est facile de revenir sur nos pas pour modifier le texte. Mais le fait-on toujours ? Le plus souvent, on se laisse happer par l’enchaînement des idées premières. Marshall McLuhan, dans Understanding Media: The Extensions of Man, avait d’ailleurs souligné cette altération du temps causée par les outils électriques.

Troisièmement, l’unicité de l’écriture manuscrite crée un rapport plus personnel avec les idées. Par conséquent, je trouve le lien plus étroit et plus satisfaisant. Même une police personnalisée, créée par Fontifier, ne me suffit pas. La répétition régulière à l’écran des mêmes lettres manque de distinction. L’irrégularité, à mon avis, favorise la créativité.

Ensuite, le rapport sensoriel de la main au clavier n’est pas le même qu’avec le crayon et le papier. Personnellement, j’ai beaucoup plus de plaisir à manipuler un crayon qu’à tapoter sur un clavier. Dans la main, le crayon devient un jouet que je peux rouler entre mes doigts, brandir comme une baguette, ou chatouiller la peau. Et que dire de la douceur de faire glisser une plume sur la surface lisse du papier ? Autre plaisir sensoriel, sensuel dans une certaine mesure, que ne saurait reproduire le martèlement des touches de plastique. Or, qui peut nier que la jouissance stimule la pensée.

Mais, la différence la plus efficiente, à mon avis, n’est pas tant entre le clavier et le crayon, comme entre l’écran et le papier. La luminosité et l’électricité de l’écran ont un éclat et un magnétisme qui retiennent ma pensée. Cette agressivité m’incite généralement à la hâte. Le papier, au contraire, en réfléchissant la lumière, présente un aspect plus tamisé, un élément dans lequel ma pensée baigne comme dans un fleuve lacté.

Somme toute, mon opinion rejoint ce commentaire d’une éditrice et écrivaine : « [...] when I write by hand, [there] seems to be less self-editing, more connection to the “artistic” and more flow to my thoughts. My writing by keyboard, on the other hand, is far more organized and logical. »

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7 réponses

  • Le tablet PC est-il appelé à combiner le meilleur des deux mondes?

  • « Le tablet PC est-il appelé à combiner le meilleur des deux mondes? » Pas s’il faut en croire les ventes peu reluisantes de l’appareil. ;-)

  • André Chartrand dit :

    Peut être pas scientifique, mais éclairant tout de même. Moi qui croyais que c’était parce que je n’étais pas suffisamment « vendu » ou rompu aux TIC. Je vous avouerai également que je suis plus « créatif » avec le papier que l’écran lorsque je travaille sur un dossier et que je consulte plusieurs sources documentaires étalées sur une grande table avec mes notes également étalées. Le tout ressemble à un fouillis terrible vu de l’extérieur.

    Je sais que je peux avoir plusieurs documents ouvert sur l’ordinateur, mais un seul est à l’écran et c’est moins efficace pour trouver de nouveaux rapprochements, un angle d’analyse nouveau. Ne me demandez pas pourquoi le fait d’avoir un ensemble de documents étalés devant moi est plus efficace, aucune idée. Le fait est que je préfère les avoir devant moi, à vu, pour pouvoir, à l’occasion, les contempler telle une diseuse de bonne fortune contemple les motifs laissés par les feuilles de thé au fond d’une tasse. Il arrive également que ce soit justement dans l’un ces moments que, comme la diseuse de bonne fortune, je dise : « Ah ! Je vois ». Puis, je fonce dans le tas (de document) tête baissée pour vérifier les assises documentaires de l’idée qui vient de germer.

    Il y a là une assise visuelle dont je peux difficilement me passer.

    « Weird » non ?

  • Pas weird du tout, André. L’étalement et l’agencement des idées dans l’espace est un aspect que je n’avais pas considéré. Merci de le signaler.

  • J’avoue ne presque plus utiliser le crayon. Et ma calligraphie est maintenant tout à fait affreuse. :-)

    Je ne me vois plus écrire (en ce sens d’exprimer par écrit une idée ou élaborer une conception) à l’aide du crayon/papier. Il est vrai que je ne suis pas très « visuel » et que faire des réseaux qui relient toutes mes idées (lorsque j’en ai plusieurs…) ne m’avance pas du tout!

    Écrire au crayon me donne l’impression de rouler dans un zone de 30km/h: on retient l’accélérateur (le cerveau). À l’aide du clavier (disons d’un l’ordinateur bien configuré) on peut rapidement vérifier une idée, la modifier, jouer avec l’idée (en modifiant les mots pour voir « de ce que ça l’air », garder le tout dans une base de données, fouiller dans une base de données car on sait avoir déjà vu l’idée quelque part, etc.

    Non, vraiment, je me vois mal travailler /créer/penser-efficacement au crayon.

    Je sais que cet étalement dont parle André est très important. Cela me fait un peu penser aux excellents romans policiers où la solution réside dans un réarrangement des « faits » : tout est « devant » nous, mais la nouvelle vision des choses, c’est le cerveau qui la réalise.

  • Débordant quelque peu du propos de ce billet, mais néanmoins intéressant, Lilia Efimova (Mathemagenic) présente quelques recherches traitant de l’interaction entre les artéfacts et la pensée.

  • Surface MS devrait gommer la différence.
    http://www.presence-pc.com/actualite/Surface-microsoft-milan-23577/



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